L'esprit de Lys avait déconnecté un bref instant quand Enrik avait dit: " la prochaine fois". Au moins, maintenant, Lys avait l'assurance que l'élémentaire serait plus content de le revoir. Cela allégea sa poitrine d'un poids dont il n'avait pas eu conscience jusque là.
Un petit sourire en coin étira ses lèvres. Il était bêtement content.
Revenant les pieds sur terre à la voix d'Enrik, Lys le suivit docilement sur le chemin du village. Déjà des plans se formaient dans sa tête quant aux ruines qu'il venait de voir. Avec deux bâtiments, il pourrait se faire une maison puis peut-être utiliser l'autre pour travailler.
Brusquement, il se rendit compte qu'il allait devoir trouver du travail. Un vrai travail. Pas un petit boulot qu'on fat en passant pour se payer un repas chaud et une nuit dans un lit douillé. Ça allait être difficile, il ne savait rien faire si ce n'était se battre...
Bah, il verrait ça plus tard. D'abord la maison, après le boulot.

Le village apparut alors au détour du chemin. A première vue, il ne semblait pas très grand de là où ils étaient mais après la brève description qu'en avait fait Enrik la veille, il ne devait avoir sous les yeux qu'une petite partie d'Otsu.
Cela avait l'air d'être un village tranquille, il n'apercevait pour l'instant personne dans les rues. Un frisson désagréable lui parcourut alors l'échine: l'angoisse de l'ignorance se faisait de nouveau sentir. La veille il avait pu jouer les bravaches mais maintenant, alors qu'il était à l'orée du village, près à y mettre les pieds, subitement, il se sentait un peu moins sûr de lui. Aller savoir sur quoi il allait tomber en premier?

- Les plaques que tu portes au cou... Qu'est-ce qu'elles représentent ?

La question de l'élémentaire le prit au dépourvu. Il lui fallut quelques instants pour refouler le sentiment de malaise qui l'avait pris en arrivant en vue du village.
Puis il posa la main sur sa poitrine et leva les plaques jusqu'à hauteur de ses yeux.

- Mon unité. - Il fit une pause avant de reprendre.- J'ai renié l'armée comme elle l'a fait avec moi mais... Jamais je ne pourrais oublier ceux qui m'ont suivi aveuglement jusque dans la mort. Dix hommes, les plus valeureux et loyaux que je connaissais... Et que j'ai tué.

Lys se tut, le regard douloureux. Il avait beau savoir qu'ils avaient été piégé, il ne se pardonnait pas leur mort. Il avait senti le danger et avait fait confiance à ses supérieurs. Lui seul en était sorti vivant.

- Je les garde en leur mémoire.

Tandis qu'ils se trouvaient maintenant en vue du village et de ses rues désertes à une heure aussi peu avancée, Enrik laissa le temps à l'ancien militaire d'apprécier la vue que la légère colline leur offrait. Ce n'était à proprement dit pas un spectacle à vous couper le souffle, mais ce qu'on pouvait affirmer c'est que pour n'importe quel "non humain" ayant eu une vie difficile le village apparaissait tout de suite comme une "maison". Un futur. Un avenir. Une nouvelle chance également ?
Le village n'était plus qu'à quelques centaines de mètres, à peine plus loin en léger contrebas. Le vent souffla dans leurs cheveux, comme s'il indiquait à Enrik qu'il était temps de rentrer à la maison après cette longue absence de plus d'une journée. C'est avec un léger sourire que l'élémentaire fut cependant attiré par ce que portait le bouclé autour du cou. Bien entendu il se doutait qu'elles étaient militaires ces plaques, pour la simple raison que bon nombre des victimes du vert pendant son voyage étaient soit des chasseurs de primes, soit carrément des factions soldates envoyées par son propre pays. Il connaissait ces bijoux pour en avoir également porté afin de se déguiser, bien que cela lui arrive souvent puisqu'il était plus rapide de tuer tous ceux qui le retrouvaient.

Oui, il se doutait que c'était un vestige du passé de Lys. Mais justement, si ce dernier avait quitté l'armée, Enrik se demandait pourquoi il gardait encore ces plaques qu'il aurait du jeter dès la première occasion. Il n'aurait en aucun cas forcé l'homme à lui dire quoi que ce soit à leur sujet, aussi lui laissa-t-il le temps de répondre à sa guise. Il le regarda soulever les plaques de la main et planta son regard sur le métal et sur les quelques gravures qu'il entrevoyait tout en l'écoutant. Les mots qui suivirent le laissèrent pensif. Lysandro devait avoir vécu bien plus qu'il ne lui en avait raconté la veille pour avoir un tel regard, et une telle envie de garder en mémoire les souvenirs de défunts qui très certainement devaient le torturer lors de longs moments de solitude douloureuse. Ou du moins le vert imaginait-il cela comme ça.

Restant silencieux, le serveur ne demanda aucune précision sur ces soldats que Lys aurait tué, ou sur un quelconque autre détail de son histoire. Il ne voulait pas voir s'étendre plus longtemps cette expression de douleur sur son visage, et il ne se pensait assurément pas assez proche de lui pour lui soutirer des informations aussi personnelles. Affichant une mine désolée, il prit une légère inspiration avant de se retourner pour faire dos à Lys, face au village, les bras croisés dans le dos.

- Je suis certain qu'ils ne t'en veulent pas. S'ils t'ont aveuglément suivi, c'est que tu le méritais, et qu'ils te respectaient. Un fin sourire s'étira sur ses lèvres tandis qu'il resserrait ses doigts sur la bretelle de son sac à dos. Ils doivent être fiers, j'en suis sûr. Et toi, tu es d'autant plus méritant que tu en conserves les souvenirs aussi précieusement.

Enrik ne savait rien de toute cette histoire. Mais il pouvait comprendre ce que le rouge avait du endurer. Et ce qu'il endurait certainement encore en partie. Il fit deux pas en direction du village avant de s'arrêter et de se tourner à moitié vers Lys, le sourire aux lèvres afin de lui faire oublier ces quelques pensées lugubres qu'il avait du faire remonter à la surface de sa mémoire.

- Allons-y, si tu arrives assez tôt tu n'auras pas besoin de faire la queue pour voir le Maire. Il y a toujours pas mal de monde qui veut le voir, et c'est vite insupportable d'attendre. M'enfin après c'est toi qui vois, ajouta-il en riant.

Désormais certain de la direction qu'il fallait suivre puisqu'il avait son but en vue, Enrik se mit en marche une bonne fois pour toute. Les quelques deux à trois cents mètres qui les séparaient de l'entrée du village furent vite comblés et bientôt le vert se trouva-t-il au beau milieu de l'une des avenues pavées qui traversaient en long et en large le village. A leur droite se trouvaient derrière le panneau affichant "Village d'Otsu" les premières habitations, quelques maisons avec des jardins, car les immeubles commençaient un peu plus loin. A leur droite se détachait un bâtiment qui faisait office d'accueil aux visiteurs, avec un "centre d'informations", un lieu d'ailleurs jusqu'ici inconnu d'Enrik. Peut être que cela lui aurait servi de prendre quelques plans du village en réserve, mais c'était bien moins amusant que se perdre et découvrir de nouveaux endroits.

- Et bien nous y sommes ! Bienvenue à Otsu, Lys ! S'exclama-t-il en écartant son bras droit, comme pour couvrir le village de son geste.

Une brusque bouffée de colère l'embrasa aux mots de l'élémentaire qu'il réprima aussitôt. Il avait juste exprimé de la compassion. Il ne pouvait rien savoir du sombre sentiment qui l'avait envahi au début de la mission, encore moins de la panique au moment de l'explosion ni de l'horreur à les voir se tortiller dans les flammes comme de simples brindilles. Et que dire des hurlements inhumains qui l'entendait toujours dès lors qu'il fermait les yeux. Et de cette culpabilité dévorante qui le rongeait. Lui, lui qui avait une peur panique des flammes, celui qui ne s'approchait jamais d'un feu de camp à moins d'un mètre, lui, en était sorti vivant. Sans une seule marque de brûlure.
Il ignorait comment, il ignorait pourquoi et rien depuis lors n'avait jamais répondu à ses questions.
Il ferma les yeux et soupira un bon coup.

- Je ne sais pas si je méritais leur confiance mais en tout cas, j'honorerais leur mémoire aussi longtemps que je le pourrais.

Il rangea les plaques bien à l'abri dans son tee-shirt. Le contact froid du métal le fit frissonner brusquement. Il adressa un sourire d'excuse à Enrik, comme pour se faire pardonner de cette colère inopinée.
Et la douceur remplaça toute culpabilité dans son regard en le voyant lui présenter Otsu comme s'il lui appartenait. Le sourire radieux de l'élémentaire était communicatif et les dernières brides de douleur s'étiolèrent dans un doux sourire qu'il adressa à Enrik.
Puis son regard se posa sur le dit village. Évidemment cela n'avait rien à voir avec les villes où il avait pu vivre jusque là, se perdant généralement dans la foule immense d'une mégalopole plutôt que dans le calme d'un tout petit village. Même si celui-ci lui paraissait moins petit qu'il ne l'avait imaginé.
Il s'approcha d'Enrik qui regardait toujours droit devant lui et posa une main sur ses reins.

- Ça a l'air plutôt pas mal dans le coin.

Et alors qu'il contemplait le village, une idée lui vint. S'il y avait une chose qu'il savait faire c'était se battre. Peut-être pouvait-il faire partager son expérience. Après tout, s'il avait bien comprit Enrik, la plus part des habitants du village était traqué, pourchassé. Il y en aurait certainement un certain nombre à avoir besoin d'apprendre à se battre.
Il y avait là la possibilité de réaliser un vieux rêve d'enfant. Peut-être était-il temps qu'il pense enfin à lui ?

- Je crois que je pourrais me plaire ici, finit-il par conclure en reportant son regard sur Enrik.

Lys balada son regard sur le village. Oui, cela lui plaisait bien même.
Recommencer encore était difficile mais il le fallait. Alors autant que l'endroit où il s'installait lui plaisait. Ce qui, malheureusement, n'avait pas toujours été la cas quand on était en fuite.
Enrik lui expliqua rapidement comment aller jusqu'à la mairie même si il n'avait pas besoin d'explication. Il lui était rarement arrivé de se perdre. Avec la veille, cela se comptait sur les doigts d'une seule main. Mais il n'en dit rien, il aimait bien la voix d'Enrik.
Un silence gêné s'en suivit. L'élémentaire semblait avoir autant de mal que lui à mettre un terme à cette rencontre inattendu.

- Et bien, je crois que c'est là que l'on se quitte, finit par dire l'élémentaire. Je dois ouvrir mon bar ce soir.

Lys soupira de dépit. Peut-être devrait-il le prendre par la main et l'entraîner de nouveau vers la forêt.

- Oui. Je dois me trouver un coin où dormir cette nuit et voir le maire.

Un autre silence gêné les enveloppa. Devaient-ils se serrer la main? Se faire simplement un coucou de loin? Ou s'embrasser comme les deux amants qu'ils avaient été cette nuit?

Lys finit par prendre son courage à deux mains et tira l'élémentaire à lui. Il attrapa sa bouche et l'entraîna dans un baiser vorace. Il voulait lui laisser un souvenir indélébile, laisser une marque qui lui permettrait de le trouver, quelque chose qui ferait qu'il ne l'oublierait pas.

Lorsqu'il le relâcha, il attrapa son sac à ses pieds et le hissa sur son épaule.  Et sans un regard en arrière, de peur de ne pas pouvoir avancer, il lança un simple:

- J'espère que l'on se reverra bientôt!

Et s'en fut dans la direction que lui avait indiqué Enrik.